Lettre adressée à
Madame la Ministre de la Culture
Rue de Valois
75002 Paris
Paris, le 27 décembre 2021
Madame la Ministre,
Comme vous le savez, le PEN Club a pour mission, aujourd’hui centenaire, de défendre la liberté d’expression partout où elle est persécutée. Mais, s’il n’y a pas persécution dans les pays d’état de droit, il peut y avoir oppression avec des moyens de censure considérables.
Sur ce point, le PEN Club français provoque des alertes et, pour l’heure, souhaite un débat animé par les pouvoirs publics dès lors que la France est l’objet d’une manipulation de l’opinion, dont l’envergure étonne à l’étranger. Comme aucune autre démocratie, la France a la particularité d’agréger certains intérêts privés aux structures publiques dans sa promotion d’une élite artistique indemne de toute évaluation critique. Mais, plus grave et urgent, car ne concernant pas seulement la culture mais s’étendant à toute l’information, ce pays a vu ces derniers mois la mainmise de puissances d’argent sur tant de médias que le but idéologique de cette coupe réglée est désormais explicite et lourd de sens.
D’un mot, ce que tout le monde observe : la « zemmourisation » du débat politique est le résultat direct de la « bollorisation », laquelle, via l’empire médiatique de Vincent Bolloré, a imposé à l’opinion un détournement de la question fondamentale de l’économie politique vers celle des flux migratoires. Ce type de dérive est vieux comme la stratégie de tous les pouvoirs de l’argent mais n’est plus signalé et analysé comme tel, au motif que parler des « puissances de l’argent » apparaîtrait d’un autre âge… Comme si leur pouvoir oppressant n’était plus quotidiennement enduré par une majorité des citoyens et vécu comme une injustice, bien peu relayée par les tribuns des médias dominants.
Le PEN Club français estime donc de son devoir de dénoncer l’univocité idéologique des commentateurs qui, par la pente de l’intérêt qui les anime souvent, ont fait que le débat démocratique à la veille d’une élection présidentielle n’a plus la portée argumentative et d’engagement programmatique dont d’autres pays européens nous offrent pourtant l’exemple. Tandis qu’en Allemagne ou en Italie on discute programme ligne à ligne, l’actuel débat français s’est abaissé aux impératifs du spectacle médiatique, à la logique très intéressée. En conséquence, il s’agit de demander instamment au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel de veiller à un retour de la pluralité des opinions par l’ensemble des canaux médiatiques.Que l’on songe à la collusion d’Éric Zemmour et de Cyril Hanouna sur Cnews et C8, deux chaînes de télévision appartenant à Vincent Bolloré.
Mais aujourd’hui, l’essentiel pourrait se situer ailleurs. Vivendi s’apprête à prendre le pouvoir dans le groupe Hachette-Livre, comprenant l’essentiel de l’édition française, et l’inquiétude grandit dans le second groupe d’édition contrôlé par Bolloré, Editis, où Univers-Poche a été démantelé sans préavis et où la direction de Plon a été confiée à Lise Boëll, éditrice historique d’Éric Zemmour.
La situation des médias audiovisuels est tout autant alarmante. L’activisme du groupe Bolloré a débuté par la transformation de Itélé en CNews coïncidant avec une évolution vers l’extrême droite idéologique et au remplacement de journalistes et de cadres de rédaction jugés incompatibles avec cette nouvelle ligne. Vincent Bolloré est aujourd’hui à la tête d’un empire qui va de Vivendi (Canal+, C8, CNews,) à Lagardère (Europe 1, le JDD, Paris Match) en passant par Prisma (Capital, Femme actuelle, Géo…) sans oublier le groupe publicitaire Havas, dirigé par Yannick Bolloré nommé par son père. Certes, cela n’est pas sans rappeler les empires Hersant ou Boussac, la puissance du consortium Bouygues ou celle de Xavier Niel, mais le lien entre ces groupes et une idéologie exclusive était loin d’être aussi étroit et agissant.
Madame la Ministre, le PEN Club français vous adresse en priorité cette alerte, afin que par votre intermédiaire le gouvernement s’exprime publiquement sur cette dangereuse montée des périls menaçant la liberté d’expression. Cette prise de position, très attendue par la population et surtout par les professionnels concernés, relaierait à point nommé les travaux de commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias, débutés le 25 novembre dernier, étonnamment peu couverts par la presse d’actualité. L’urgence étant là, nous nous réservons la possibilité de diffuser en lettre ouverte le contenu de la présente.
En vous remerciant de l’attention que vous voudrez apporter à ce courrier, veuillez agréer, Madame la Ministre, l’expression de nos respectueuses salutations.
Antoine Spire
Président du Pen Club français
Jean-Philippe Domecq,
président du Comité de défense des auteurs persécutés, PEN Club France
André Derval, membre du Comité directeur du PEN Club français