Peut-être ne vous intéressez-vous pas à la guerre, mais elle s’intéresse à vous.
Léon Trotski
Les esprits libres et critiques que sont les écrivains savent qu’ils seront toujours les premières victimes des dictateurs et des guerres qu’ils fomentent pour se maintenir au pouvoir, pensant que ces guerres anéantiront à tout jamais toute forme de vie démocratique là où elles s’installeront et tant qu’elles perdureront.
La guerre, c’est d’abord l’aboutissement et l’accompagnement d’un enfermement idéologique lié à la suppression de toutes les libertés fondamentales à commencer par la liberté d’informer et la liberté de s’exprimer, et c’est bien sûr aussi la guerre contre la capacité de nommer la vérité en transformant les victimes en prédateurs, l’agressé en agresseur. Le premier champ de bataille d’une guerre, c’est le langage et son pouvoir d’agir. La guerre en Ukraine n’y échappe pas. Elle a été précédée du récit sur la Restauration de la vraie civilisation qui légitimerait de la sorte l’agression contre l’Ukraine. On avait trop vite oublié ce discours éculé que tenait Milosevic pour justifier sa guerre barbare dans les Balkans et dont se sert aujourd’hui Poutine comme tous les despotes. La noble cause affirmée, l’ennemi ainsi désigné, la guerre peut commencer.
Nous, écrivains engagés dans la démarche des PEN Clubs, sommes conscients des enjeux et du rôle de la culture pour s’opposer à la barbarie. Nous portons une culture humaniste qui, au-delà des différences nationales, place l’homme et la vie au cœur de nos préoccupations. Nous, écrivains engagés dans nos PEN clubs respectifs, portons cette responsabilité essentielle de soutenir la culture de la vie pour s’opposer à la culture mortifère des aventures guerrières. Nous ne saurions y déroger sous peine de nous renier.
L’agression de l’Ukraine par la Russie inaugure une rupture historique dans le monde de l’après-guerre froide et de la mondialisation. Cette rupture réduit à néant la sagesse européenne issue de la fin de la seconde guerre mondiale. Comme quoi rien n’est jamais acquis !
Ainsi disparaît soudainement cette sagesse que nous avions fondée de ne plus avoir de guerre sur le continent européen et de régler par le dialogue et la diplomatie les litiges entre États.
Une dure réalité nous frappe soudainement dans toute sa brutalité. Elle nous ébranle, car elle fracture cet espace de paix si durement élaboré. La sidération et l’émotion sont d’autant plus grandes que l’initiative de cette terrible guerre qui s’en prend à toute la population de l’Ukraine vient de la Russie, pays qui a le plus souffert au XXe siècle de la folie humaine.
Comment prétendre qu’il s’agirait de dénazifier un pays souverain alors que l’immense majorité des Ukrainiens a simplement préféré se développer selon un modèle démocratique plutôt que de perpétuer un système autoritaire et brutal. Comment pourrait-on reprocher aux ukrainiens qui sont profondément européens de préférer une démocratie libérale à la caporalisation de la société ?
Nos démocraties, pour une tranquillité illusoire, doivent-elles fermer leurs portes aux demandes des peuples qui cherchent la liberté ? Si les démocraties ne soutiennent pas les appels à la liberté qui répondra à ces appels ? Ce qui ne nous exonère pas, nous écrivains des PEN Clubs du monde entier d’examiner d’un œil critique, les manquements encore trop fréquents de quelques démocraties quant à la défense pour tous de toutes les libertés.
À la suite de la seconde guerre mondiale, nous avions espéré pouvoir éradiquer grâce au nouveau socle universaliste et humaniste qu’était la Déclaration de 1948, toutes les violences et les atteintes aux droits de l’homme et construire en Europe un continent voué à la Paix, nous avons commencé à déchanter lors des sinistres guerres dans les Balkans à la fin du 20ème siècle.
À présent, après les attentats terroristes du début du 21ème siècle, avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie aux fins d’anéantir par d’abominables crimes de guerre toute appétence pour la démocratie libérale de la nation ukrainienne, il apparaît brutalement, et sur un plan global, que le mode de vie, tant politique que social, de l’Europe occidentale est pour certains despotes le modèle à abattre pour une redistribution planétaire des cartes.
La haine de la démocratie quand elle est portée à son sommet ne peut que sombrer dans la guerre, en premier lieu la guerre civile et ensuite la guerre contre les peuples. Souvenons-nous que le bras armé de la répression du Printemps des peuples de 1848 fut la Russie tsariste, alliée aux monarchies européennes contre l’esprit de la Révolution française.
Les rêves de grandeur impériale qu’il faudrait retrouver, outre la folie propre à toute restauration, ne peuvent que porter à l’incandescence les aventures guerrières.
Le chantage au nucléaire tactique en est un signe avant-coureur ; il témoigne d’une fébrilité politique certaine. La nostalgie impériale qui mélange grandeur tsariste, zones d’influence post-Yalta, le tout mâtiné d’esprit de la Sainte Alliance et d’un chauvinisme grand russe, signe bien la dimension réactionnaire et fascisante de l’entreprise.
Comment faire face à une situation urgente, préoccupante, qui met en jeu la paix dans le monde ? Une situation qui s’impose de fait comme une priorité sur le continent européen. Que faire pour garder notre humanisme ? C’est une question sans réponse pour le moment dont l‘acuité va aller croissant avec la crise alimentaire qui se profile et la déstabilisation mondiale que cette guerre va entraîner en cascade.
Les PEN Clubs, et tout particulièrement le PEN Club français, nés du constat que la barbarie détruit les hommes et la civilisation, sont aux premières loges pour résister et conserver une vision rationnelle et humaine permettant jusqu’au bout le dialogue entre les cultures. Nos principes fondamentaux nous y obligent à moins de nous renier mais sans faire l’économie de la vérité pour en premier lieu nommer et dénoncer la barbarie.
Les relais du discours propagandiste de Poutine et de ses affidés laissent entendre que si ce pays a été attaqué c’est qu’il l’avait bien cherché. Quelle idée d’avoir voulu se rapprocher de l’Union européenne, d’avoir cédé aux sirènes d’un Occident manipulateur en cherchant à adhérer à l’OTAN. Les dirigeants de l’Ukraine n’avaient-ils pas compris qu’en se conduisant ainsi ils contribuaient à l’encerclement militaire de la Russie par un Occident qui n’attendait pas mieux pour placer ses pions et fragiliser l’équilibre géopolitique du monde en faveur de l’impérialisme américain et de la finance néolibérale occidentale…
Cette « trahison » était rédhibitoire d’autant plus qu’elle se faisait à visage découvert à travers ce nouvel élu, Zelenski, président nécessairement incompétent dont l’élection était due à sa notoriété acquise en tant que clown médiatique incarnant la société du spectacle dans laquelle se vautre l’Occident décadent. Mieux, ce président, aujourd’hui porté aux nues par les démocraties, n’est-il pas la créature d’une oligarchie libérale qui ne recule devant aucun moyen – le régiment Azov pronazi notoire- pour combattre l’auto-détermination légitime des minorités russophones du Donbass ? Voilà qui aurait dû en toute logique relativiser l’appui militaire, économique et moral que nous, Européens, devrions accorder aux Ukrainiens. Alors, ils le disaient tout net, « les Ukrainiens n’ont que ce qu’ils méritent ». « Ils se sont faits les alibis du Mal absolu qui sème la zizanie, les inégalités sociales et détruit la planète sous les oripeaux de la (fausse) démocratie : l’ultra libéralisme mondialiste».
Ainsi, Poutine, en observant l’apparente réussite de la Chine sous la main de fer du secrétaire général du Parti Communiste et en observant par ailleurs quelques autocrates à la tête de « démocratures » qui utilisent le nationalisme à leurs fins, a-t-il pensé qu’une économie et un pays dirigés d’une main de fer avec l’arme de la corruption, de la menace et de la terreur exercées sur quelques oligarques traités comme des vassaux pourrait facilement venir à bout du libéralisme économique des démocraties occidentales.
Voilà pourquoi cette guerre est différente des autres. Voilà pourquoi elle nous oblige plus que jamais, nous, Occidentaux, nous écrivains du Cercle littéraire international « Pen club français ». En effet, le président Zelensky a raison : par-delà son territoire, son peuple défend ce qui constitue le noyau même de notre commune condition : les valeurs de l’humanisme, de la démocratie, des Droits de l’homme, de la culture, du pluralisme, arrachées de haute lutte à la barbarie des tyrans, à la sauvagerie de la raison du plus fort qui comme nous le rappelait déjà La Fontaine, entend être hélas « toujours la meilleure ».
L’Europe a payé son lot de sang, de sueur et de larmes pour démentir ce dicton et défendre une autre conception de l’homme et de son pouvoir. Cette guerre que mènent les Ukrainiens en notre nom, nous rappelle cruellement qu’il ne faut jamais baisser la garde. En cela nous devons être animés par la Pensée du Midi ainsi que nous y invitait Albert Camus au détour de la seconde guerre mondiale.
Car le combat qui nous incombe à nous, écrivains du Pen Club français, comme de tous les écrivains authentiques, est le combat contre la duplicité du langage, contre l’éloquence de l’hubris et du mensonge afin de favoriser la construction de nouvelles normes de la parole qui garantissent aussi la liberté de réception et de médiation. Ces normes s’appuyant sur l’éthique sont une étape supérieure de la démocratie et un épanouissement de la liberté. C’est un chantier immense mais nécessaire qui convoque un ample débat et des initiatives multiformes sur le pouvoir du langage et son rapport avec l’expérience et la vérité de celle-ci. Notre autorité, au sens propre et figuré, y réside tout entière. C’est également un combat. Et ce combat est le nôtre. Soyons-en dignes comme le sont les écrivains ukrainiens et leurs compatriotes.