Miquel ou Michel, selon que l’on est d’Oc ou d’Oïl, était un poète debout, toujours fraternel et solidaire. Une véritable incarnation de la cortesia dont grâce à lui notre amie occitane, Miquela Stenta, nous a si bien rappelé les valeurs et les pratiques, lors des importantes rencontres littéraires et humanistes qu’il avait organisées à Narbonne, une première fois en 2015, en tant que vice-président du PEN d’Oc et en partenariat avec notre PEN français.
De fait, Michel incarnait l’universalité fraternelle de la poésie authentique qui peut rassembler les femmes et les hommes de bonne volonté. Je rappelle ainsi, alors que nous célébrons le centenaire du PEN, que Jules Romains fut, après Paul Valéry, le poète universel du Cimetière Marin, l’un des autres présidents du PEN français dans les années trente.
Notre ami Miquel était lui-même porteur des valeurs de paix et de partage, mais aussi de résistance à toutes formes d’oppression, de censure ou d’atteinte à la liberté d’expression et de création qui sont au cœur de notre vocation d’écrivains citoyens du monde. Il l’a montré toute sa vie en tant que concepteur et animateur de rencontres littéraires et artistiques à haute valeur culturelle et à travers l’ensemble de son œuvre.
Il s’est dépensé sans compter, et jusqu’à la fin de sa vie, avec une énergie et un courage exemplaires qui forcent l’admiration, alors qu’il était atteint depuis longtemps par le mal qui a fini par l’emporter. Miquel, en effet, portait et alimentait la flamme de ces valeurs que je viens d’évoquer afin que celle-ci ne s’éteigne pas et brûle toujours dans son Occitanie de cœur et de vie.
C’était d’abord le Minervois et la Narbonnaise, mais aussi la grande Occitanie universelle et à jamais éternelle de l’arc méditerranéen. Cet arc qui comme je l’ai vécu à travers les prises de paroles lors d’un congrès du PEN d’Oc organisé en France, à Valence, va de certaines régions alpines italiennes à des territoires pyrénéens espagnols et jusqu’à la Catalogne sud, en passant par la Provence, toute la moitié sud de la France dont la Catalogne Nord et bien d’autres territoires où la lingua limousina porta et porte encore toute une civilisation.
Miquel fut, en tant que vice-président du PEN d’Oc aux côtés du président, Jean-Frédéric Brun, et de toutes ses amies et amis occitans, l’un des plus vaillants organisateurs et animateurs de ce PEN.
Il fonda aux côtés du limousin que je suis et à ceux de Philippe Pujas, franco-catalan et d’Edvard Kovac, franco-slovène, tous investis au sein du PEN français et du PEN international, une alliance de fait avec nos amis des Balkans et de la Méditerranée depuis la Palestine et Israël, jusqu’au Portugal, eux qui portent en leur cœur l’œuvre de nos anciens troubadours et des Bogomiles qui éclairèrent jadis leur propre pays.
Grâce à elles, à eux et surtout à lui, nous nous sommes retrouvés dans le cercle baptisé par nous Alem (Amis de la liberté d’expression en Méditerranée) pendant ces quinze dernières années et à différentes reprises : à Arles en 2008, à Bled, en Slovénie, en 2009, 2011, 2012, 2014, à Haïfa, en Galilée, en 2010, à Lisbonne, en 2013, à Narbonne une première fois, en 2015, et enfin à Narbonne, une seconde fois en 2018, avant de nous retrouver à Zadar, en Croatie, en 2019.
J’ai eu l’immense bonheur de retrouver Miquel, l’an passé, à Sète, en juillet 2020, lors du festival Voix Vives de méditerranée en méditerranée, auquel il a pu encore participer et, après son récent départ, vous m’avez réconforté, vous ses ami(e)s, vous mes ami(e)s du PEN d’Oc, en m’invitant à participer au premier hommage que vous lui avez rendu, lors de ce même festival, fin juillet 2021. Je vous en remercie chaleureusement et vous embrasse fraternellement.
Sylvestre Clancier
Président d’honneur du PEN français
Ex membre du Comité exécutif du PEN international
Membre d’honneur du PEN d’OC
Dominique Aussenac lui rend également hommage :
Un Decor de rocs, de recs et de lumières…
Dans une favela qui surplombe Rio, un enfant attend impatiemment que le jour se lève. Dans toute la candeur et la ferveur de son âge, il croit dur comme fer que le soleil surgit du fond de la nuit grâce à quelques accords de guitare, de bossa nova !!! Assis sur le contrefort de notre mémoire, nous visionnons Orfeo Negro, lesi somptueux et crépusculaire film de Marcel Camus.
Le Soleil est un astre éteint âgé d’environ 4,57 milliards d’années. Chaque matin, il se lève et brille pour nous, riches pêcheurs. Disparaîtra-t-il un jour ?
Miquel Decor, lui, s’est éteint le vingt-sept Mai 2021. Solaire, il a été. Solaire, il restera. Tant de lumière le traverse. Lumière de ses yeux, lumière de son âme, son écriture, ses paysages, ses pays (Minervois, Narbonnais, Maroc, Cévennes…) qui n’en font qu’un, lumière de sa langue, de ses engagements et de ses révoltes… Cette clarté comme tout poète, créateur, à l’instar d’Orphée ou Prométhée, il la volait aux Ténèbres, aux Dieux odieux, la charriant au petit matin, sur l’esquine. Cette radiation, il l’injectait ensuite dans son écriture protéiforme, son travail d’écrivain, de polygraphe. Romans, nouvelles, contes, récits, lettres, poèmes, théâtre, chansons, il aura tout fait ! Si j’avais à piocher dans son œuvre conséquente, j’en retirerais les deux derniers recueils, écrits de la maturité, parce qu’aussi rayonnants que décroissants : Las lettras de Mogador e Lo Quasern Valdès (Trobar Vox, 2017, 2019). Poète, avant tout, au trobar clar, Miquel Decor sut élever vers les cieux de magnifiques chants dans une lyrique aux mots simples et profonds du quotidien, lui qui est né de peu, fils de cantonnier. Mais on ne vole pas le feu impunément et l’enfer de ce monde, il l’a ainsi connu. L’enfer des guerres, des injustices, des révoltes, des illusions et rêves perdus, de la maladie, enfin. Me soveni, lo primier cop que l’ai ausit al phon. Je souhaitais l’inviter aux rencontres occitanes du festival des Voix Vives, à Sète, programmé chaque été. Dans une longue litanie hérétique, sa voix a égrené les maux dont il souffrait. Pas uniquement la rate qui se dilatait ou le foie, bien trop gros… Son corps, atroce panier de crabes, grouillait de métastases, de pathologies ineptes et autres saloperies. Paure Ome ! Dans quel état allait-il lire, présenter ses textes ? Lorsqu’il fut sur l’estrade, le vendredi 28 Juillet 2017, il nous espanta. Plus vif qu’une escabène, plus droit qu’un if, plus étincelant qu’une belugue, avec la prestance, la gestuelle d’un prince florentin, il charma, subjugua l’auditoire. Lo segond cop, lo dimecre 22 de Julh 2020 il réitérera ce prodige. Une de mes photos, le fixe étonnamment calme et serein, son regard attendri monte vers le ciel et toutes ses étoiles. Magie de l’orphisme, des mystères dionysiaques, sûrement, puisqu’il est né un jour de Mi-Carême. Étrange paradoxe, carriera de l’aigua, rue de l’eau, lui qui n’en versait que rarement dans son vin ? Né à Bize-Minervois, cité martyre, tout en haut d’un amphithéâtre, un superbe escarpement rocheux domine la plaine languedocienne, embrasse la Méditerranée. Occitan, le cœur battant, le poing levé, il sut distiller toutes ses essences. Il sut nous signifier l’ignominie de cette Grèce bradée sous nos yeux aux plus offrants par Europe, qui n’est plus une princesse phénicienne enlevée par Zeus, mais un groupement d’Etats solidaires. Il restera éternellement meurtri par cette mer qui charrie aujourd’hui des migrants et leurs cadavres.
Aqueles mòrts, coma de sardas, lusissan ventre a l’aire. Lor anma dança, dança, dança, e treparà encara fins a la fin del mond, al prigond dels abisses del Temps.
Et tous ces morts comme des sardines, luisent le ventre en l’air. Leur âme danse, danse, danse, et errera encore jusqu’à la fin du monde, au plus profond des abysses du Temps. Quasern Valdès, Cahier Vaudois.
Cette Méditerranée a su inventer la Tragédie et ses enfants, femmes et hommes de la mer du milieu des terres transcendèrent l’effroi pour enfanter la Comédie. Par leur présence au monde, l’hypertrophie de leur oralité, leur verve, leur gestuelle, leur goût pour la vie et les plaisirs, leurs révoltes, leurs colères, ils réussirent en apparence à masquer l’éternelle souffrance, le poids du fatum, le dénuement, la misère, les larmes et le sang… Miquel Decor est méditerranéen, tout autant qu’occitan, grec, latin, ibère, catalan, andalou ou berbère de Mogador. Un être avant tout humain. Un poète universel parti sur son négafol pour d’autres soleils…
Lo vent nos a butats sus una plaja nusa ; nuses siam e cercam una ombra de la luna.
Nos cal traçar furòl entre sèrp e aucèl, sens còrda, sens compàs, sens estela, sens cèl, per viure lo secret de las causas sens nom.
Tornarem inventar un monde d’amor blos, cada matin fangos e lo vent del marin que ven lecar la sabla serà ton amoros.
O, ma bèla cordièra, mon negafòl assadolat, viri desvariat d’una ernha de galèra.
Le vent nous a poussés sur une plage nue ; nus nous sommes et cherchons une ombre de la lune.
Il nous faut tracer une voie entre serpent et oiseau, sans corde, sans compas, sans étoile, sans ciel, pour vivre le secret des choses innommées.
Nous réinventerons un monde d’amour pur chaque matin boueux et le vent de la mer qui vient lécher le sable, sera ton amoureux.
Oh ! ma belle cordière, ma petite barque repue, j’erre dans une hargne de galère.
(Quasern Valdès, Cahier Vaudois)
Dominique Aussenac