La réponse de Fulvio Caccia à Antoine Spire :
Cher amis, Je remercie Antoine Spire pour sa présentation inspirée et toujours érudite, ainsi que la SOFIA qui nous donne la possibilité d’organiser ces manifestations. Permettez-moi de vous présenter à mon tour mes vœux en ce début d’année qui ouvre peut-être une ère nouvelle avec ses peurs et ses périls, mais aussi avec des perspectives inédites et pleines d’espoir. Et notamment par cette nécessité de devoir nous réinventer dans la forme comme dans le fond. C’est d’ailleurs dans cette vision que j’entends inscrire cette communication qui ouvre ce cycle de rencontres initialement prévu l’ automne dernier et que la pandémie nous oblige à décliner sous forme de visio-conférences tout le long du mois.
Je dirai aussi en préambule que cette réflexion découle de mon essai publié en 2018 aux éditions Laborintus intitulé « Diversité culturelle, vers l’état-culture » Il a été préfacé par Jean Musitelli que je salue et qui fut l’un des artisans de la Convention sur la défense et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’Unesco, ratifiée par plus de 150 pays membres depuis 2005. Elle est aussi à l’origine de mon engagement auprès des associations de l’éducation populaire et plus récemment du collectif Linguafranca, co-partenaire de cette rencontre et qui défend la littérature transnationale. De cette littérature transnationale et translinguistique, il en sera largement question dans ce colloque. Pourquoi ? Parce que les langues, nos langues nous obligent. Et plus encore quand nous sommes écrivains. Elles délimitent le périmètre de nos droits et de nos devoirs.
Dans la période compliquée que nous traversons, il est nécessaire de les revisiter. Comment ? En les mettant en rapport avec le fait d’écrire. Écrire entre les langues renvoie en effet au livre Penser entre les langues du philosophe Heinz Wismann que je salue également. Or cette affirmation, écrire entre les langues, peut aussi être entendue comme question. Pour ma part, cette injonction/interrogation est au cœur de ma démarche d’écriture. Comment pouvait-il en être autrement, moi qui suis né Italie, puis suis devenu citoyen canadien de sensibilité québécoise et puis enfin français. Ne voulant récuser aucune de ces appartenances, j’ai essayé de les traduire au sens propre et elles figurent autant dans ma poésie que dans mes fictions. C’est donc naturellement que je me suis retrouvé au PEN CLUB, la plus internationale des organisations d’écrivains de l’hexagone.
Mes interventions ici comme dans mes engagements associatifs dans le domaine de l’éducation populaire en découlent. Plusieurs d’entre vous se souviennent des deux colloques importants que j’ai eu l’honneur d’animer avec mes camarades du Comité de la diversité linguistique : l’un en 2018, à l’Institut culturel italien, et l’autre en 2019, à la Maison de l’Europe, au moment des élections du parlement européen, sur le thème de l’Europe à l’épreuve de ses langues où est intervenu justement Heinz Wismann. Car « écrire entre les langues », c’est penser et faire surgir la conscience de l’inconscient qui nous constitue et dont un célèbre psychanalyste nous a appris qu’il était « structuré comme un langage ». Voilà pourquoi écrire entre les langues, c’est tout bonnement écrire et, aurait ajouté Édouard Glissant, en présence des autres langues !
Cette pentecôte laïque (j’y reviendrai) ne requiert pas d’annexer les autres langues, bien au contraire, mais de chercher ce qui est commun en elles. Une préoccupation d’ailleurs qui est inscrite dans l’objet constitutif de notre association, tel qu’il a été rédigé par Anatole France et qui se lit comme suit dans son article 2 « le but de la Société est de former un cercle d’écrivains de langue française qui s’appliquera à établir des relations personnelles entre écrivains français et étrangers, et à faciliter de toutes manières une pénétration réciproque des littératures françaises et étrangères »… Un peu plus loin, l’article précise « que la société a également pour vocation la défense des libertés d’expression et de création en France et dans le monde. » Je ne m’étendrai pas outre mesure sur la prépondérance qu’a prise le second sur le premier. Cela participe à mon avis d’une tendance de fond de nos sociétés qui se judiciarisent à grande vitesse sous la pression démultipliée de la culture du divertissement, des réseaux sociaux et de l’ultra-libéralisme.
Nous pouvons ainsi mesurer l’ampleur de la tâche qui nous incombe pour faire entendre notre voix non pas simplement du point de vue du droit, mais également du point de vue, cardinal à mes yeux, de sa valeur expressive. Car telle est cette « lettre volée » au sens propre et figuré, évidente aux yeux de tous, mais que l’on finit par ne plus voir.
Pourtant cette approche comparatiste vient de très loin ; elle a comme fondement l‘amour de la langue. Déjà dans les années trente, notre président d’alors, Paul Valéry, se félicitait de voir l’amour de la langue servir de dénominateur commun entre les écrivains du Pen club international. Cet amour de la langue se trouve aussi dans l’avènement et la diversification des langues sur notre continent. Il fonde la république des lettres dont nous sommes les héritiers comme de l’humanisme et de la pensée critique qui lui sont consubstantiels. Faut-il ajouter que l’un et l’autre ont servi de déclic au décollage politique, littéraire, économique, militaire et scientifique de l’Europe avant qu’ils en deviennent l’alibi, la bonne conscience de sa volonté de puissance, pour dominer les autres cultures et les autres peuples ?
Or, à l’origine, tel n’était pas le cas. C’est l’amour de la langue, langue orale et populaire « la langue que l’on boit avec le lait de la nourrice », qui allait conduire un Dante dont nous célébrons cette année le 700ème anniversaire de sa disparition, à inventer de toutes pièces sa langue de la poésie. Pour ce faire, il a utilisé les autres idiomes du pourtour méditerranéen, faute de s’appuyer sur une langue de la cour (entendez par là une langue politique suffisamment forte pour s’imposer). Le constat de cette défaillance – une langue impériale comme le fut le latin au bas moyen-âge – a ouvert une brèche où se sont engouffrés les vernaculaires européens pour s’affirmer et créer à leur tour des langues poétiques qui deviendront langues de la Cité et donc ensuite, par un long détour, langues nationales.
Mais aujourd’hui à l’heure de la pandémie et des réseaux sociaux où l’on assiste, pantois et esseulé, à ce que Nietzsche appelait « l’inversion de toutes les valeurs, que peut donc la littérature ? Car la littérature est une entreprise qui naît d’une liberté individuelle affirmée qui contribue ensuite à nourrir l’identité collective. Ses frontières ne sont pas nationales ; elles ne l’ont jamais été d’ailleurs. « La littérature nationale – affirmait déjà Goethe au début du XIXème siècle – ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale (die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution »1. Et c’est à cette intersection que se pose la question de notre rencontre : écrire entre les langues.
Il n’est pas le lieu ici de développer le long processus colonial qui a eu comme conséquence la dissémination des langues européennes dans le reste du monde. Aujourd’hui encore, la réaction à cet héritage colonial est telle qu’elle sert de référence pour nier leur universalité. Naguère toutefois, la langue du colon avait été détournée pour s’émanciper des représentations coloniales et redéfinir un autre rapport au monde. Il n’y a qu’à penser à « l’humanisme radical » proposé par Senghor pour définir un espace – la francophonie – où les locuteurs des diverses variétés du français se seraient parlés en égaux ou encore la vision plus récente d’un Glissant qui affirme qu’il ne faut plus « s’en remettre seulement à l’humanisme, à la tolérance qui sont si fugitifs, mais dans les mutations décisives de la pluralité consentie comme telle », et il ajoute que c’est « une des tâches les plus évidentes de la littérature2 ». Aujourd’hui cet universalisme est mis au banc des accusés par les tenants d’une vision racialisée, réduisant les identités à l’affirmation de leur unique différence sans pouvoir jeter entre elles ces passerelles que sont les œuvres littéraires écrites dans « la pluralité consentie comme telle ». Ce différentialisme racialisé épouse à cet égard la logique de niche induite par la mondialisation financière laquelle n’est plus du ressort du politique, comme ce fut le cas pour la colonisation, mais dépend de l’économie ; elle n’est plus déterminée par des états (même si certains d’entre eux, comme les ÉtatsUnis, y exercent un rôle certain), mais bien par des flux financiers dont la régulation ou la dérégulation se fait dans un nouvel espace devenu transnational et par le biais d’un nouveau langage : le langage numérique. Cet espace fonctionne comme un permutateur mondialisé qui ne possède plus de frontière, ni symbolique ni juridique car le langage qu’il utilise n’est plus « humain » : c’est un langage-machine.
Loin de nous l’idée d’alimenter le scénario de science-fiction où notre destin serait contrôlé par des robots, ce qui nous importe, c’est de savoir comment la littérature et notamment la littérature « en langues » peut incarner le nécessaire contrepoids symbolique à l’imaginaire débridé qu’induit l’omniprésence de ce langage-machine. Le surgissement d’une « world literature » a fait un moment écran au sens propre et figuré pour nous distraire de cette mission. « C’est ainsi que l’on voit apparaître – disait déjà Bourdieu en 2001 – des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde tout en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales et qui, du fait de leur ambiguïté, peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes… grâce à un effet d’allodoxia ». 3
Cette ambiguïté constitue en effet le terreau du populisme et de sa critique antisystème, de droite comme de gauche. Pour la lever, la littérature se doit de jouer son rôle. Pourquoi ? Parce qu’elle est le lieu de l’expression, le réceptacle où la conscience individuelle de l’auteur entre en résonance avec celle du lecteur pour contribuer à créer l’espace public. Car cet espace est celui du langage, c’est celui de la délibération où se forment le goût, les représentations mais aussi les opinions. C’est ensuite que celles-ci sont traduites en décisions politiques. Depuis toujours les pouvoirs ont voulu abolir cet espace pour faire de l’exécution un simple stimulus pavlovien, soumis au commandement indiscuté et indiscutable : une servitude volontaire intériorisée par chacun. Voilà pourquoi le lecteur constitue aussi le premier des citoyens, non pas que son savoir lui donne plus de courage, tant s’en faut, mais la lecture peut lui révéler son intériorité, lui faire prendre conscience que sa singularité est partagée. Le roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury l’illustre éloquemment.
Or, cette communauté de citoyens que les lecteurs forment avec les auteurs n’a pas de demeure assignée. Cette communauté est virtuelle et recoupe la république des lettres à laquelle Goethe fait allusion.
Mais que pèse aujourd’hui cette communauté ? Peut-elle contribuer à infléchir le sens de l’Histoire dans le labyrinthe numérique dans lequel on nous divertit ? C’est toute la question que posait Milan Kundera lorsqu’il qualifiait l’absence de Weltiteratur comme « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe »4. Certains argueront que la littérature mondiale existe bel et bien puisqu’elle réside dans la multiplicité des littératures nationales. Ne nous leurrons pas, cette diversité n’est qu’une addition, une superposition de littératures locales.
Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les œuvres de leurs contemporains, à les analyser en fonction du « petit contexte », comme nous explique l’auteur de L’immortalité, c’est-à-dire à l’aune de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte, ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire supranationale de l’art ou du genre pratiqué par l’artiste.
Contre l’exotisme, l’éclectisme
La littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Dans cette perspective, il est tentant de confondre la littérature de voyage avec une manifestation de cette littérature monde. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain-pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui, c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduite à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui la sous-tend masque mal les enjeux de récupération nationale.
Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques. Éclectique, nous apprend le dictionnaire, provient du grec eklegein (choisir) et désigne d’abord une tournure d’esprit qui vient de la philosophie de Potamon d’Alexandrie. Celui-ci proposait d’extraire le meilleur des divers courants de pensée plutôt que d’édifier un système nouveau. Ces fondateurs transforment à travers une esthétique et une langue qui leur est propre, les diverses influences en un objet unique et singulier : leur œuvre. Procédé vieux comme le monde, c’est le mécanisme même de l’intelligence sélective. Car celui qui choisit, sait ou, du moins, est supposé savoir. En choisissant, l’individu s’affirme comme sujet et donc comme homme libre.
Voilà pourquoi l’échec de l’Europe à affirmer une véritable transnationalité littéraire a des conséquences bien plus graves que celles uniquement éditoriales, car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’immense responsabilité de créer de la valeur.
La quatrième dimension
En faisant éclater la chaîne du livre, l’environnement numérique peut néanmoins reconfigurer un espace de la délibération ou de la conversation. Mais pour le réaliser pleinement, l’écrivain d’aujourd’hui se doit prendre en considération les mutations de l’espace public ; espace qui n’est plus ordonné par l’écrit, mais par l’image instrumentalisée par les GAFAM. Pour ce faire, l’écrivain devra savoir redéployer la ruse de l’intelligence, la Métis, et utiliser ces nouveaux outils en privilégiant cette conscience linguistique qui est à l’origine même de toute littérature. Comment ? En exerçant son sens critique à l’aune de l’histoire supranationale de la littérature et des genres qui le composent. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire confronter l’image à l’épreuve du signe et raconter son histoire autour de thématiques et d’architectures narratives qui ne contentent pas de mimer, de témoigner du réel, mais de le transformer. Ce pari n’est pas gagné, tant s’en faut. Mais des voix, et pas des moindres, se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’autochtonie littéraire. « Les langues s’appauvrissent. Mon espoir est que cette espèce de fragrance, de variances, d’infinie multiplicité des contacts, de conflits de langues, donnera naissance à un nouvel imaginaire de la parole humaine qui peut-être transcendera les langues ». Voilà ce que disait Édouard Glissant, interrogé par Lise Gauvin pour la revue Études françaises il y a trente ans.
Nous y sommes ! À bon entendeur, Salut !
Fulvio Caccia
1 Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p. 50.
2 Édouard Glissant, Introduction à une poétique du divers, Paris, Gallimard, p. 5617.
3 Voir Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001 p. 18
4 Milan Kundera, Le Rideau, cit. p. 49.19