qui répond aux questions de Fulvio Caccia :
1) Quel rapport entretiens-tu avec tes autres langues ?
2) Comment travaillent-elles ta poésie ? Donne-nous des exemples.
3) En tant qu’éditeur et observateur quels seraient le poids et la valeur de cette littérature publiée dans ces langues autres du territoire français ?
Je ne sais s’il me serait possible de définir exactement mes autres langues : j’y compterais volontiers le patois limousin de mes grands-parents maternels, le latin et le grec ancien que j’ai pratiqués avec passion et sans lesquels je ne comprends pas le français, mais encore l’auvergnat de celle dont j’ai le bonheur d’être l’époux, l’allemand, y compris sous une forme dialectale que j’ai un peu pratiquée, le flamand, l’anglais ou l’espagnol de nombre d’amis et de lectures. Mais c’est sur le picard, dans lequel une bonne partie de mon enfance a baigné, que je m’attarderai.
Je parlerai depuis mon expérience. Je ne dirai pas qu’il n’y a pas de langue picarde, mais j’emploierai plutôt le terme, au pluriel, de parlers ou, sans connotation péjorative, de patois picards, dont la diversité est soutenue par une profonde unité, que je ne suis pas le premier à avoir observée.
On décrit souvent les locuteurs natifs comme enfermés dans leur langue, sinon dans la cour de leur ferme. C’est négliger le fait que la pratique, en milieu patoisant, enseignait au contraire, l’ouverture et l’écoute.
En quelques kilomètres, du hameau, en haut de la colline, au village, en bas, la prononciation des mêmes mots changeait. Prenons l’exemple de l’eau. On entendait : iau, ieu, ieuye, ièwe et iawe. Dire, à l’imparfait, se conjuguait dijot, ici, et dijoait, là. La même consonne initiale passait de qu à t et même à tch : un quien, un tien (chien) ; un cul, un tchu ; un quénard, un tchénard (canard).
Le lexique, aussi, différait. Regarder se disait, selon la localité : arbeyer, arguetter, miler, raviser et j’en passe.
Mais chacun mettait un point d’honneur à comprendre chacun et l’margat qu’j’étos, don, i avot été apprins à réponde à chés gins dins lu perlache (on avait appris à l’enfant que j’étais à répondre aux gens dans leur patois). Qui n’en était pas capable passait pour un niais, un baïot, un nient.
Chaque parler local dans le domaine picard, au fond, était dans la situation du picard par rapport au français, du temps de Conon de Béthune, à la fin du douzième siècle, c’est-à-dire identifié, voire moqué, mais compris : « Encoire que ne soit ma parole franchoise / Si la peut-on entendre en franchois » écrivait le trouvère. La pratique la plus courante était celle de la dravie, mélange de picard et de français, adapté à la situation et à l’interlocuteur. Les mêmes instituteurs qui nous imposaient un français strict dans la classe, pouvaient nous interpeler en patois dans la rue ou à la ducasse. Mon écriture en a joué, comme ici :
I est muché ch’cat / camuché dins l’feurre / pendant que les souris dansent à l’office / sûr qu’il l’aura son avoinée. Soit : Il est caché, le chat, caché, dans la paille d’avoine… la suite vous l’avez entendue. Ce n’est qu’un jeu, à la fois dans le picard : muché / camuché, qui est un doublon, et entre les langues : el feurre, paille d’avoine, et l’avoinée. Je ne lui vois aucun avenir littéraire.
Cette variété du picard, ce foisonnement, cette capacité de partage des patois, que je célébrais à l’instant, l’élaboration, puis l’enseignement d’une langue unifiée les tuent ou plutôt les confinent à des lexiques pour spécialistes. Ce n’était pas cela être et parler picard. Je laisserai à d’autres le soin d’évoquer le destin de nos amis flamands poussés à se fédérer autour du néerlandais, langue de ceux auxquels ils s’opposaient. L’empire de la norme s’exerce là comme ailleurs, en Picardie, en Bretagne, en Corse etc. J’ai bien peur que la revendication de la co-officialité de telle ou telle langue ne se construise sur l’occultation de la plupart des locuteurs qu’on prétend perpétuer. C’est une revendication politique, légitime quand il y a oppression, pas humaine. Il en est aussi de littéraires, j’y reviendrai.
Il m’est arrivé de lire et j’admire le travail des philologues et des linguistes, mais je ne m’aventurerai pas sur ce terrain où je ne revendique guère de compétence particulière. Je note également qu’en aucune manière, mon expérience ne me permettrait de tenir spontanément le présent propos en picard, non plus qu’aucune métalangue : il me faudrait traduire du français vers le picard. Chaque usage linguistique est associé à une relation, à un projet. Mais mes patois d’enfance portent tant d’autres choses qui intéressent davantage l’écrivain…
D’abord du côté du corps, dont l’expression artistique ne gagne jamais à se libérer, non plus que des situations de communication.
À l’intime, par exemple, j’ai une boutinette (un nombril), un fifi (sexe masculin), des quètes (coudes)… Je peux me sentir insuqué, arcran, voire mat ou, au contraire, fin druge.
Autour de moi, dans ma basse-cour ou dans la nature, voici chés glennes (pensez aux gélines), chés ennées (parentes de l’ane originel de l’expression passer du coq à l’âne), ch’tor, chés vaques, in malot qui bourdonne, in ficheux (putois), eune agache (pie) et tant d’autres, dont l’emblématique calémuchon (escargot) ; je cueille les baies du séyu, le sureau, sans oublier de me demander pourquoi c’est à lui que Judas choisit de se pendre, et tel poème d’Un homme s’en souvient. Bref, animaux et arbres, je les nomme d’abord ainsi, quand le hasard m’accorde un interlocuteur qui puisse l’entendre. Parce qu’on parle toujours à quelqu’un et les « quelqu’un » comme moi se raréfient.
Dans le jardin (gardin ou courtis), où je me rends avec min palot (louchet), min fourquet (fourche à bêcher) ou min hoc (dont le maniement mime quelque chose du hoquet), je cueille du pouillu (du thym) près d’eune roye (raie que j’appelle aussi route) éd biétras (rouges en général), en gros, l’univers que les locuteurs de la ville ne hantent pas habituellement (on sait que de manière similaire, en français, le mot gaulois ruche a survécu, préservé par le cadre rural et familial, tandis que l’univers marchand imposait le miel latin).
D’autres éléments introduisent des nuances : la paille est deul soye, quand elle est de seigle, certaines boucles d’oreilles, en croissant, sont des dorlots quand je les aperçois, le couteau à tout faire dans la poche du paysan n’est pas canif, ni coutiau, ni coutieu, ni coutiawe, c’est un glif, comme le mien, je le pense immédiatement in petto. À la rigueur, le mot franchit la barrière de mes dents quand je me parle à moi-même, que je me malotte en le maniant – tiens, un mot que ne me propose pas le Littré –, mais je ne l’écris pas, malgré la noblesse du glaive et du gladius, avec lesquelles je construis une parenté, parce que je ne cherche pas à me dire moi, mais à parler à mes frères francophones. Je ne suis pas de ceux qui souhaitent que la langue littéraire soit celle de tous les jours : elle est élue. Ce qui n’empêche pas de viser la plus grande simplicité. Il arrive aussi – je viens d’en donner avec malotter une illustration – que certaines réalités ne soient pas facilement décrites par le français, très abstrait et très castré, comme on le sait : le matin, l’herbe blanchie par le froid est, pour moi, rimée ; le français académique ne m’offre pas de mot pour décrire certaines moisissures, sur des tissus par exemple, que je dis murgalés, ni pour ces éclats de bois que je distingue en atillons ou dolasses, selon la manière dont ils ont été produits, et je sens sous la plante de mes pieds, sur la plage, des ondulations du sable que j’appelle crignons, tandis que les bons géographes français colonisés parlent savamment de ripple marks. Car je ne m’éloigne pas du français : le picard en fait partie ; il le nuance et, souvent, il le perpétue : querre y est toujours l’infinitif de quérir, à l’instar de courre demeuré comme dans la chasse, et si j’avance que je m’ai recordé ou que je m’ai ramentu, c’est que, comme chez La Bruyère, quelque chose m’est revenu à l’esprit. Pratiquer un patois permet de comprendre mieux le français.
De toute cette richesse, je suis porteur quand j’écris en français, mais j’écris en français et mon projet est de rester un écrivain dans cette langue. Certains, à rebours, inventent un picard littéraire contemporain, souvent savoureux, nourri de patois, mais parfois obscur au premier abord aux picardisants eux-mêmes – j’observe que d’aucuns proposent des versions bilingues –, tant il cultive une étrangeté, sans doute peu légitime. Le propos semble être de faire accroire, par exemple par une orthographe revisitée et non étymologique, qu’elle est radicale, ce qu’aucun linguiste ne pourrait soutenir. Chacun son latin, certes, mais latin, tout de même.
J’ai pourtant de l’indulgence et parfois de l’admiration pour ces productions, sauf qu’il ne s’agit pas d’un picard intime. Pour un peu, on s’engagerait dans la création d’une espèce de sindarin à la Tolkien. En oubliant qu’existe l’espéranto.
Mon sentiment est que, si on excepte les projets politiques dont la logique semble être de forger et d’enseigner une langue renouvelée, les langues dites autres du territoire français sont sur une crête étroite entre un folklorisme assez sincère, mais qui s’épuise et ne saurait prétendre qu’à l’entre soi, et des projets peu enracinés, mais intéressants, auxquels les nouvelles formes de communication pourraient donner une espèce d’avenir : qui sait même si des communautés ne se créeront pas autour de mythologies et de langues que les membres n’auront jamais pratiquées en amont, dans leur histoire personnelle ?
Langues d’écriture qui ne seraient pas seulement élues, mais élaborées.
Jean Le Boël