par Carlos DORIM
Les journalistes du monde musical posent souvent la question suivante aux musiciens et compositeurs : quelle a été votre première émotion musicale ? Je crois qu’on pourrait poser la même question aux auteurs en littérature.
En ce qui me concerne, j’ai découvert la littérature par la lecture première de deux livres : l’Iliade d’Homère (en version pour enfants), et Moby Dick de Herman Melville. Mon propos n’est pas de dire ici qu’il faut lire avant d’écrire, bien que j’estime que cela aille de soi.
Dans une rencontre, dans un dialogue, il y a deux parties, deux partenaires, et si la rencontre est réelle, si le dialogue est abouti, chacune des deux parties sortira transformée de l’échange. Le jeune étudiant en littérature, qui se destine au professorat, essaie de rester extérieur au sujet de l’étude. Le jeune auteur en herbe, et qui ignore l’être, lit comme s’il était le premier lecteur de l’œuvre, comme s’il était le contemporain de l’auteur, comme si cet écrit lui avait été personnellement adressé tel un message personnel. Et il ressent en son for intérieur que l’auteur attend une réponse.
La première réponse est tout simplement un sentiment intime, un sentiment nouveau. À la question de l’auteur ; « en quoi mon texte te concerne ? » ; le jeune lecteur découvre un espace inattendu dans sa propre existence, une prise de conscience. Ce sera la première d’une série de rencontres qui sont source de littérature, et c’est une rencontre nue, personnelle.
Mais cela ne signifie pas que toute écriture à venir ressemblera à ce premier éblouissement. Il y a une deuxième rencontre qui fait date, celle avec le premier texte qu’on arrive à écrire.
Paul Valéry dit :
« Chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr ».
Mon silence a duré dix-huit années, d’apprentissages, d’échecs, de pages noircies. Que se passe-t-il quand on rencontre son premier texte ?
En peu de mots, on ne dit plus ce qu’on veut, mais ce qu’on peut. Comment se déclenche ce processus, cette « révélation » au sens d’une brûlure réalisée par un acide sur le papier photographique de l’âme ?
On rencontre un frère. Ce frère peut prendre d’innombrables formes : un poème, une nouvelle, une photographie, un film, une musique. Une personne, une circonstance. Que fait ce frère, travesti en œuvre parfois ?
Il dit tout haut ce qu’on n’ose pas murmurer tout bas. Il organise la redistribution des formes esthétiques de telle façon qu’un monde devient le tien.
Arthur Rimbaud rencontre Paul Verlaine et il écrit :
« Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
Ezra Pound voyage dans la poésie de nombreux mondes et perçoit un paradis fait de montages dont lui seul voit les chemins qui les relient. Il peut ainsi écrire :
« « Le Paradis n’est pas artificiel
mais spezzato apparemment
il n’existe qu’en fragments inattendus.«
Et aussi :
« Le Paradis, voilà quoi j’ai tenté d’écrire
Ne bougez pas
Laissez parler le vent
Le paradis est là »
Mais que de langues, que de rencontres, que de savoirs, pour en arriver là. Même si « spezzato » en italien signifie alternativement « en morceaux, en fragments, brisé ». Comme disait le peintre Edgar Degas :
« Le secret est de suivre les conseils que les maîtres nous donnent par leurs œuvres en faisant autre chose qu’eux. »
En entrant dans cette forme de rencontre, de dialogue, le jeune auteur se baigne d’une certaine façon dans un courant vivant d’écriture, un flux de changement perpétuel des formes, où tout texte lu lui semble un passage de témoin, une inspiration, un travail jamais fini et auquel il doit s’atteler.
Stendhal pensait :
« un roman est un miroir qui se promène sur une grande route ».
Les uniques limites sont donc les chemins parcourus et la qualité du miroir. Encore une rencontre. Herman Melville connait l’histoire réelle du baleinier Essex, éperonné par un grand cachalot en 1820 devant les côtes de l’Amérique du Sud, et sombrant corp et âme. Mais il est aussi pétri de ces mythes qui vous condamnent, si vous réalisez votre plus grand dessein, à mourir. Des années plus tard, la baleine est devenue un espadon, dans « Le vieil homme et la mer « de Ernest Hemingway, et dans ce cas on ne meurt pas en atteignant son rêve, on tue ce qu’on aime quand on l’aime. Mais Achille croyait déjà que la gloire est au prix de la mort.
Les rencontres vécues par Marcel Proust sont innombrables : Proust rencontre Bergson et les paradoxes de la mémoire, mais aussi une madeleine et l’enfance, la musique et la sonate de Vinteuil, les vertiges de l’identité, la sociologie d’Emile Durkheim, la possibilité de vivre ensemble plusieurs temps de sa vie mais hors du temps, et enfin la littérature comme unique forme d’accession à la vraie vie. Tout en lui est loi et vertige.
Marguerite Yourcenar rate sa première rencontre avec l’empereur Hadrien, jeune femme, et enfin bien d’années plus tard, femme mûre et accomplie, ayant presque renoncé à la littérature, les hasards de l’existence lui donnent une deuxième chance. Elle apprend alors à voyager et à nous faire voyager dans une dimension du temps où Hadrien, elle et nous, sommes contemporains. Et l’horizon de cette rencontre la prépare à « L’œuvre au Noir « et à comprendre Zenon Ligre.
Ma conclusion est l’hypothèse suivante : il existe une forme de littérature, sinon plusieurs, qui par leur pratique échappent peut-être à un conflit de conceptions. Il y a la conception romantique, qui désigne le génie intérieur de l’artiste comme source de sa créativité. C’est une conception sérieuse, qui a son histoire, ses adeptes, son évolution.
Il y a aussi la conception réaliste : l’artiste qui imite le monde selon les canons du métier. Cette conception a aussi sa richesse. Je vous propose humblement une thèse différente.
L’auteur, avec sa personnalité, révèle un monde qui existe, et en modifie la vision tout en se modifiant lui-même. Flaubert existe et Madame Bovary aussi. Hemingway n’est pas son personnage. Le monde demande à être raconté, à être dit, c’est le travail de l’écrivain et du poète. Si le lecteur vous demande : « qui êtes-vous ? », vous pouvez lui répondre soit comme Ulysse, je suis ou ne suis :
« Personne ».
Ou comme Charles Baudelaire, lui dire, tu es mon lecteur
« Mon semblable, mon frère ».
Bayonne, le 16 juillet 2021
Carlos Dorim