Communication d’Antoine Spire : Multilinguisme et espace public
Incontestablement, la pandémie a restreint l’espace public. Bien avant ces événements Habermas déplorait la restriction de cet espace. Les réseaux sociaux y ont paradoxalement contribué, enfermant chacun dans sa bulle communautaire. S’ils multiplient les échanges, s’ils les diversifient, ils conduisent le plus souvent la danse en cantonnant tout un chacun dans une sphère déjà connue que des logiciels organisent. Mais surtout le nombre de liens ne contribue pas forcément (loin de là) à favoriser l’approfondissement de la communication. Je voudrais ici témoigner de mon expérience longue de journaliste culturel : il est de plus en plus difficile d’organiser de vrais débats contradictoires et il est même des intellectuels pour penser que le dialogue avec un contradicteur ne peut que déboucher sur l’échange de slogans et de vaines polémiques. Faut-il ici dire le prix des vraies controverses ? Chaque langue formate une pensée dont une autre langue devrait avoir les moyens de s’enrichir. Qui n’a pas expérimenté l’immense intérêt d’un débat où s’affrontent des identités culturelles différentes et où apparaissent inévitablement des problématiques qu’on n’avait même pas soupçonnées ? De ce point de vue, Habermas avait raison de nous inviter à élargir l’espace public en nous hâtant de rendre populaire la philosophie pour emprunter le pas à Diderot.
La pandémie a aggravé l’enfermement de chacun dans sa tour d’ivoire. Le hasard des rencontres inopinées a disparu et la communication numérique entretient la juxtaposition des points de vue plutôt que leur véritable confrontation. Il n’est que de constater combien la préservation de la vie biologique a eu pour conséquence de nous couper les uns des autres. On a préféré et on préfère faire mourir les vieillards d’isolement, plutôt que de les laisser prendre le risque d’un échange social indispensable à la vie tout court. Mais ici, même le jeu de l’échange numérique proscrit presque totalement le dialogue interactif. Les disputes d’hier n’ont plus cours et l’interlocution elle-même est regardée avec réprobation. Certains répondent à cette situation en se réassurant dans le local en creusant plus que jamais leur sillon propre à l’écart d’une mondialisation stigmatisée comme la source de bien des malaises. De mon point de vue, c’est une impasse. Le seul « local » nous coupe des courants culturels qui traversent la planète et nous prive des richesses patrimoniales qui s’amoncellent un peu partout. Pour que le local donne tous ses fruits, il a besoin de l’altérité du dialogue avec ce qui se conçoit ailleurs, il doit se faire cosmopolite. On trouve là l’exact opposé d’une mondialisation qui arrondit les angles et banalise les propos. Ici, il faut concrétiser ce mouvement cosmopolite que j’appelle de mes vœux. En littérature, sa médiation essentielle est la traduction. Il faut ne renoncer à rien en matière de spécificité culturelle, mais avoir le souci de donner toute leur place à ces passeurs que sont les traducteurs.
Une vraie citoyenneté, dans une société mélangée comme la nôtre, impose de donner l’accès le plus large possible aux patrimoines culturels dans leur diversité. Il faut qu’à l’école pénètre la littérature, celle d’expression française, qu’on ne réduirait pas aux classiques, et celle d’expression étrangère, qu’on ne réduirait pas à l’anglo-américain. L’enjeu est considérable. Ouvrir la jeunesse à l’ensemble des littératures pour percevoir comment la réalité s’y reflète, mais aussi comment la pensée chemine à travers la diversité des langues.
Antoine Spire