Propos introductif par Antoine Spire
1) Selon la Bible, les hommes de Babylone ne parlaient qu’une seule langue et ne formaient qu’un seul peuple. Un jour, leur vint à l’idée de construire une tour qui atteindrait les cieux par sa hauteur, et leur permettrait ainsi d’accéder directement au Paradis. On nomma cette tour la « tour de Babel », « babel » signifiant « porte du ciel ». Mais Dieu, les trouvant trop orgueilleux, les punit en leur faisant parler des langues différentes, si bien que les hommes ne se comprenaient plus. Ils furent alors contraints d’abandonner leur entreprise et se dispersèrent sur la Terre, formant ainsi des peuples étrangers les uns des autres. Babel, condamnation qui, paradoxalement, devient un appel à enrichir sa langue des autres langues à écrire entre les langues.
2) Il est essentiel de tenir compte de la diversité linguistique et dialectale 5 à 6000 langues parlées L’extinction accélérée aujourd’hui d’idiomes de la surface du globe due entre autres causes à la globalisation est un fait aussi préoccupant que celle des espèces vivantes. Perte de langue signifie perte de patrimoine culturel de l’humanité. Derszö, intellectuel hongrois, écrit à propos des langues artificielles, telles le globish english dont il se détournait : « Issues de laboratoires de la raison, elles ne fanent jamais, mais sont incolores et inodores Or, ce qui fait le charme des langues, c’est leur aspect humain. Des générations entières y ont la trace de leur vie. Les mots sont des reliques sanctifiées par la souffrance et défigurées par la passion. Les règles d’autrefois sont devenues exceptions et de superbes métaphores sont nées de simples malentendus. Les langues sont des trésors millénaires où sont déposés nos souvenirs familiaux ». La langue anglaise est plus facilement technique et commerciale alors que la langue allemande accompagne mieux la référence philosophique. Le français est facilement lyrique et abstrait, là où l’espagnol est plus concret. Comme le dit Claude Hagège : ‘Les langues sont bien davantage que des espèces vivantes. Elles sont situées au plus profond de l’humanité Une langue est aussi une certaine façon de ressentir, d’imaginer et de penser ». Face à la mondialisation, la lutte pour la pluralité des langues est une des formes de l’action humaine contre le cours apparemment inéluctable des choses du monde. L’expansion d’une langue au détriment d’une autre est toujours le fait de facteurs politiques et économiques. Comment ne pas percevoir la diversité des concepts, des expressions pour percevoir et rendre compte ?
3) Comment l’écrivain se sert de la diversité des langues pour écrire la sienne ? Il puise dans la richesse des langues pour dire le réel.
4) Il s’agit de s’ouvrir aux poétiques des langues d’ailleurs pour s’éduquer. Il nous faut rechercher la mixité linguistique .et nous appuyer sur la souplesse des langues qui telles le créole mélangent les vocables et les expressions.
Sans doute faut-il faire appel plus que jamais à toutes les initiatives individuelles sans pour autant renoncer à leur coagulation, à leur articulation avec celles d’autrui .Et pour ce faire, devenons des héros au sens qu’André Gide donnait à ce mot dans son Thésée : « Icare était dès avant de naître et reste après sa mort, l’image de l’inquiétude humaine, de la recherche, de l’essor de la poésie que durant sa courte vie il incarne. Il a joué son jeu comme il se devait, mais il ne s’arrête pas à lui-même. Ainsi advient-il des héros. Leur geste se perpétue et, repris par la poésie, par les arts, devient un continu symbole ».
Il s’agit ici de louer le symbole du métissage. D’une certaine façon, la situation de crise que nous vivons nous appelle tous, chacun dans son genre, à devenir cette sorte de héros, à poser des actes qui prennent tout leur sens en inscrivant nos individualités dans ce que je souhaite appeler un livre de vie. Aussi paradoxal que cela paraisse, ce qui a le plus changé dans nos vies avec cette pandémie, c’est l’urgence d’une expression mieux élaborée de ce que chacun de nous comprend et ressent. Il faudrait que chacun ait le loisir de recourir à l’écriture (après avoir lu, bien sûr) pour dire sa perception du monde et des principaux enjeux de l’époque que nous vivons. D’où un changement profond exigé par la situation que nous vivons : il nous faut apprendre à lire et à écrire dans le cadre d’une herméneutique existentielle. Ici, il faut suivre Gadamer qui dans « Vérité et méthode » écrit : « Une conscience formée à l’école de l’herméneutique doit donc être ouverte dès l’abord à l’altérité du texte. Mais une telle réceptivité ne présuppose ni une neutralité quant au fond ni surtout l’effacement de soi-même mais inclut une appropriation qui fasse ressortir les préconceptions du lecteur et les préjugés personnels… ». Il s’agit donc d’investir intelligence rationnelle et émotions dans la lecture et l’écriture pour produire des significations nouvelles des métissages de mots et de sens. Plus encore, il s’agit d’une lecture qui révèle au lecteur son intériorité et permet un échange approfondi entre les perceptions de celui qui lit et de celui qui a écrit le texte. Ce que dit le biographe est le factuel de l’existence, mais l’écriture façonne ces faits, leur donne une dimension jusque-là non prévue. Quand l’arrangement de mots dit le réel, il dit plus que le réel ; et notre vie change si nous prenons la mesure de la portée du langage. C’est la raison pour laquelle la littérature est ce qui importe le plus pour changer la vie, car la littérature c’est l’art de dire sans dire, comme le suggère Marc Alain Ouaknin dans « Bibliothérapie ». Le secret des textes ne se dévoile qu’à la lumière de l’intelligence de celui qui lit. Il ne s’agit donc pas seulement d’aligner les lettres, les mots et les phrases, mais aussi de faire trembler la langue pour lui faire cracher une partie de son secret. Il faut passer par les mots, investir le langage, faire fonctionner la langue pour entrapercevoir les précipices de sens jusqu’ici cachés. Ajoutons que les sens sont bien évidemment pétris d’émotions et de sensibilités mêlées.
Quelques questions :
On a cru et on croit encore qu’une langue unique pourrait porter la parole de tous : le seul résultat est un terrible appauvrissement intellectuel .Le drame, c’est que beaucoup d’Européens sont prêts à sacrifier leur langue à la mondialisation, au business, à l’argent au profit. Le cash flow plutôt que l’héritage culturel. La collaboration complaisante plutôt que la dignité. Tout aussi funeste, le snobisme des diplomates, intellectuels ,artistes européens, notamment français qui s’expriment à l’étranger en anglais parce que cette langue fait plus chic, plus moderne plus jeune, plus jazzy. Encore un effort et certains auront honte de parler leur langue maternelle.
Alors, tout serait-il fichu ? Non, si les Européens, les Français, en particulier, prennent conscience que pour promouvoir leur langue et leur culture, il faut promouvoir la langue et la culture des autres.
Faire de la diversité une richesse, une chance et non une contrainte : c’est le combat de notre Pen Club.
Antoine Spire